Bilan de l'exposition - La musique dans les camps nazis

Commissaire d'exposition : Elise Petit

Mémorial de la Shoah, Paris, 20 avril 2023 - 25 février 2024

Peu d'expositions ont été consacrées exclusivement à l'aspect méconnu de la présence, du rôle, de la signification et de la valeur de la musique dans le système des camps nazis. Dans l'exposition Musique dans les camps nazis, qui vient d'être inaugurée et qui sera présentée au Mémorial de la Shoah à Paris du 20 avril 2023 au 25 février 2024, la commissaire Elise Petit nous fait découvrir les variations émotionnelles, déchirantes et édifiantes de cette réalité dans les camps d'Allemagne, des Pays-Bas, de Pologne et de France.

Tout au long de l'exposition, Mme Petit nous fait part de ses recherches approfondies sur la valeur de la musique dans les camps, allant des notions d'abus et de destruction à des formes de résilience et de cohésion cathartique. Elle montre comment la musique a fonctionné dans les camps comme un moyen de communauté, de résistance, de créativité et d'évasion, mais aussi comme un moyen de torture, d'humiliation et de coercition.

Plus largement, les effets bénéfiques de la musique sur les êtres humains sont bien connus. L'écoute de la musique améliore le bien-être, peut être exaltante et peut constituer une forme de libération ou un exutoire pour l'expression des émotions. Lorsqu'elle est jouée en commun, elle peut contribuer à renforcer la résilience et, dans le contexte de l'Holocauste, les experts affirment que la musique est devenue essentielle à la formation et à la survie des groupes. La musique a la capacité émotionnelle de créer des liens et une cohésion sociale, en rassemblant les gens par le biais d'activités sociales et rituelles. En même temps, comme le montre cette exposition, la musique à l'extrême peut aussi avoir des effets néfastes sur les gens, tels que la surstimulation et l'anxiété.

L'exposition La musique dans les camps nazis met en lumière l'obsession de l'efficacité dans les processus de massacre dans les centres de mise à mort et les camps de concentration nazis. Alors que certains orchestres étaient obligés de jouer à l'arrivée des convois pour assurer l'ordre lors de la sélection des déportés, l'exposition rappelle aux visiteurs qu'il n'y avait pas d'orchestre pour accompagner les victimes qui étaient forcées d'entrer dans les chambres à gaz : une idée préconçue que beaucoup ont sur la façon dont la musique était utilisée par les autorités des camps et où les prisonniers étaient forcés de jouer.  Par exemple, dans un entretien enregistré avec Violette Jacquet-Silberstein, l'une des rares survivantes de l'orchestre de femmes d'Auschwitz-Birkenau, elle affirme que

"jamais, jamais, jamais un orchestre n'a joué pour accompagner les victimes vers les chambres à gaz, ni dans les chambres à gaz".

Hans Bonarewitz (sur le chariot), un criminel présumé repris après une évasion, est conduit à la potence de Mauthausen lors d'un spectacle macabre organisé par les SS le 30 juillet 1942. (BMI/Fotoarchiv der KZ-Gedenkstätte Mauthausen)

L'objectif global de La musique dans les camps nazis est de rendre cet aspect de l'histoire de l'Holocauste accessible à un public aussi large que possible, par exemple en exposant des preuves matérielles. Près de 300 objets et documents sont exposés, notamment des partitions de musique, des dessins et peintures secrets, des vêtements, des instruments fabriqués et utilisés par les prisonniers, ainsi que des documents administratifs émanant des responsables. En outre, des textes descriptifs permettent de contextualiser les lieux spécifiques des camps où la musique était présente : à la porte, sur la place d'appel, entre et à l'intérieur des baraquements des prisonniers, dans les garnisons SS.

Tout au long de l'exposition, Petit décrit comment les orchestres de prisonniers ont été organisés dès 1933 et comment la musique a accompagné la vie quotidienne des victimes dans les camps.

Les orchestres de prisonniers étaient utilisés pour rythmer les marches, comme moyen de coercition et de discipline, aussi bien sous l'omniprésente et menaçante porte du camp portant la tristement célèbre devise "Arbeit macht frei" (Le travail rend libre) que sur la place d'appel, où les prisonniers étaient contraints de rester debout pendant des heures, matin et soir, par tous les temps. La musique est également jouée dans les garnisons SS à des fins de divertissement et pour maintenir la cohésion militaire. Mais surtout, elle reste présente parmi les prisonniers comme un élément de leur survie psychologique et de leur résistance spirituelle, partagée (parfois nécessairement chuchotée d'une oreille à l'autre) pour remonter le moral. Même si ces actes doivent rester cachés, la musique les aide à résister, voire à défier le système du camp, qui viole constamment leurs libertés fondamentales.

Dans les cinq salles de l'exposition, le visiteur peut écouter des chants de camp et des hymnes de résistance, mais aussi des airs populaires contemporains bien connus des nazis, souvent diffusés par haut-parleurs dans les camps et imposés aux prisonniers. Des chansons comme Belleville-Ménilmontant d'Aristide Bruant, qui parodie des paroles écrites et interprétées par des prisonniers dans une annexe de Buchenwald, sont également incluses. L'écoute de cette musique, avec ses mélodies et ses rythmes, est une expérience très riche qui nous relie directement à cette époque et à ce lieu.

Il est réconfortant d'apprendre que certains des chefs d'orchestre des camps, par exemple à Auschwitz, ont également été en mesure d'élargir leur groupe et de sauver ainsi des vies. Sous prétexte de pouvoir jouer un morceau de musique particulier, certains suggéraient d'augmenter la taille de l'orchestre pour répondre à une telle demande.

Le spectateur comprend également comment les instruments sont arrivés dans les camps, soit en arrivant avec les prisonniers, soit en étant envoyés par des membres de la famille à l'extérieur, soit en étant trouvés dans les villages voisins et réquisitionnés par les nazis.  La vue de certains de ces instruments, retrouvés après la libération des camps, permet de comprendre que beaucoup de ces camps étaient des prisons, et pas seulement des centres de mise à mort. Il en va de même pour l'acharnement des pratiques cruelles et humiliantes des SS, qui faisaient marcher les victimes pendant des kilomètres avec des chaussures conçues pour l'armée allemande, accompagnées de chants de marche nationalistes allemands, ou les forçaient à chanter des psaumes ou des textes antisémites tout en les battant physiquement. Les prisonniers pouvaient être contraints de jouer toute la nuit pour divertir les SS en échange de maigres rations alimentaires supplémentaires, avant de finir épuisés.

Un livre de musique contenant des partitions. Jeszcze Pokke niezgynyła" (Pokke n'est pas encore mort). Un artefact qui peut être vu à l'exposition.

Ces instruments sont accompagnés de livres de chansons et de partitions musicales élaborées, souvent de petite taille et créées en secret. Ces objets rappellent avec force la valeur que les individus accordaient à ces moments de répit dans l'horreur des lieux où ils se trouvaient, soulignant la résistance trouvée dans la créativité et l'harmonie qu'ils pouvaient trouver dans le chaos qui les entourait.

L'exposition est conçue pour fournir une appréciation complète et qualifiée de l'utilisation et de la valeur de la musique dans le complexe des camps nazis. Il est important de noter qu'elle est également accompagnée d'un catalogue bilingue en français et en anglais.

Critique de Monique Gross