Art et musique sous le troisième Reich

L’idéologie raciale nazie s’applique à tous les domaines de la vie sociale et culturelle sous le IIIe Reich. Ce contrôle de la vie culturelle trouve son aboutissement symbolique à l’occasion de deux expositions organisées à la fin des années 1930 : Entartete Kunst (Art dégénéré, 1937) et Entartete Musik (Musique dégénérée, 1938).

L’idée de dégénérescence dans l’art est apparue dès 1892 dans un ouvrage de Max Nordau intitulé Entartung (Dégénérescence). Psychiatre, auteur et critique sociologique juif, cofondateur de l’Organisation sioniste mondiale, Max Nordau y décrivait ainsi sa démarche :

J’ai entrepris d’examiner les tendances à la mode dans l’art et la littérature et de prouver qu’elles ont leur source dans la dégénérescence de leurs auteurs, et que ceux qui les admirent s’enthousiasment pour les manifestations de la folie morale, de l’imbécillité et de la démence plus ou moins caractérisées. 

De la même manière que pour le néologisme arteigen, littéralement « propre (eigen) à son espèce », le mot entartet dérive du substantif Art, « espèce », ent- exprimant le détachement, l’éloignement : en l’occurrence ici l’éloignement de la « race aryenne ».

Sous la République de Weimar, l’Allemagne des années 1920 avait été au centre des avant-gardes artistiques, que ce soit en musique, en littérature ou en théâtre. Le modernisme, qui ambitionnait de repousser les limites des conservateurs, ne pouvait évidemment pas correspondre à la conception nazie de ce que devait être le « style allemand ». En outre, pour les nazis, les esthétiques avant-gardistes sont associées à des artistes affiliés au communisme : à leurs yeux, l’art « dégénéré » est donc à la fois liés aux Juifs et aux « bolcheviques ». Les expositions Entartete Kunst et Entartete Musik sont conçues pour stigmatiser et ridiculiser ces artistes et musiciens considérés comme inférieurs selon les critères nazis, ou contrevenant aux normes esthétiques fixées par le régime. Il s’agit pour ce dernier de montrer les aspects négatifs, sur le plan esthétique, de l’influence « juive » et « bolchevique », pour pouvoir bannir les œuvres attaquées. Des mouvements artistiques tels que l’Expressionnisme, le Fauvisme, le Cubisme, le Dadaïsme, le Surréalisme et le Postimpressionnisme sont condamnés. En musique, l’atonalité, le jazz et le swing font les frais des attaques les plus virulentes. Quant aux œuvres de compositeurs juifs, vivants ou des siècles précédents, elles sont interdites.

L’interdiction des œuvres taxées de « dégénérescence » pose néanmoins problème dès le départ, car elle repose avant tout sur l’appartenance raciale des compositeurs, et il n’est pas toujours facile d’identifier, pour le public allemand, une œuvre « dégénérée ». Par ailleurs, dans le cinéma par exemple, le contrôle s’exerce de manière moins stricte. Certains genres populaires comme le jazz seront condamnés par le régime, sans disparaître totalement de la vie musicale allemande.

Malgré ces paradoxes, les premières expositions condamnant « l’art dégénéré » sont organisées dès 1933 à travers le pays, le plus souvent à l’instigation des partisans d’Alfred Rosenberg.

L’exposition Entartete Kunst (Munich, 1937) 

En 1935, le peintre allemand Adolf Ziegler est nommé « Sénateur culturel » au sein de la Chambre de culture du Reich (Reichskulturkammer) ; il devient président de la Chambre des Arts en 1936. À ce titre, il est chargé de la confiscation d’œuvres considérées « dégénérées » dans les musées et les expositions à travers l’Allemagne. Parmi les œuvres concernées figurent des tableaux de Franz Marc, Paul Klee, Ernst Ludwig Kirchner, Emil Nolde, Max Beckmann, Oskar Kokoschka ou encore Marc Chagall, Vassily Kandinsky, Henri Matisse, Pablo Picasso et Vincent van Gogh. Toutes ces œuvres furent regroupées dans une exposition Entartete Kunst organisée à Munich en 1937, sous le patronage du ministère de la Propagande de Joseph Goebbels.

L’exposition Entartete Kunst de 1937 regroupe 650 tableaux et sculptures de 112 artistes, présentés de manière chaotique et oppressante. Les œuvres choisies mettent en avant la déformation des corps, tandis que l’image donnée de la femme est celle de la lascivité, du vice et de la vulgarité. Les commentaires diffamatoires qui les accompagnent doivent convaincre le visiteur qu’elles ont été conçues par des esprits malades et malsains. Bien que l’accent soit mis sur la prétendue « influence juive » exercée sur l’art condamné, seuls 6 artistes sur les 112 exposés sont juifs.

Cette exposition a été conçue en contrepoint à la première « grande exposition d’Art allemand » (die große deutsche Kunstausstellung), commandée par Hitler pour la Maison de l’art allemand tout juste achevée à Munich. Il s’agit de l’exposition d’art « officiel », commandité ou encouragé par le régime. Dans une trentaine de salles sont présentées quelque 884 peintures et sculptures d’artistes vivants, la plupart exécutées avant 1933. Outre les portraits, paysages et natures mortes, les tableaux les plus récents introduisent des sujets actuels : ouvriers et paysans au travail, représentation de personnages de la SA ou du Parti. Parmi les 550 artistes exposés, on peut nommer Adolf Ziegler, Arno Breker, Josef Thorak ou Claus Bergen. Entre 1937 et 1945, sept Große Deutsche Kunstausstellungen seront organisées à travers le pays, totalisant plus de 2 500 artistes. Mais l’exposition Entartete Kunst est celle qui connaîtra la plus grande affluence du public.

L’exposition Entartete Musik (Düsseldorf, 1938) 

La musique est un élément essentiel de la propagande nazie. Les lois raciales s’appliquent donc à la musique, que les nazis considèrent comme l’art « le plus allemand ». En novembre 1933, la Chambre de musique du Reich (Reichsmusikkammer) est mise en place par Joseph Goebbels pour réguler la vie musicale allemande. Les musiciens et compositeurs juifs sont exclus presque immédiatement, et ne peuvent plus se produire en public (sauf au sein de la Ligue culturelle juive, Jüdischer Kulturbund) ; l’exécution de leurs œuvres est interdite. Le jazz et le swing font aussi les frais de cette politique, bien que de façon moins systématique, tout comme les œuvres de certains compositeurs modernistes étrangers. Parmi les artistes qui font les frais de ces mesures on peut citer Giacomo Meyerbeer, Félix Mendelssohn, Arnold Schönberg, Ernst Křenek et Bruno Walter.

En 1938, la Chambre de musique du Reich organise les « Journées musicales du Reich » (Reichsmusiktage) à Düsseldorf pour présenter la musique encouragée par le régime. Sur le principe de l’exposition Entartete Kunst de 1937, une exposition Entartete Musik est organisée par le clan d’Alfred Rosenberg. C’est Hans Severus Ziegler (sans lien de parenté avec Adolf Ziegler) qui en est le commissaire. L’exposition, qui ouvre le 24 mai 1938 au Kunstpalast de Düsseldorf, présente des portraits de compositeurs interdits et dispose même de cabines d’écoute où les visiteurs peuvent entendre de la musique « dégénérée ». Les commentaires qui accompagnent l’exposition mettent en garde contre les dangers de cette musique. En complément, une brochure rédigée par Ziegler est imprimée, avec un extrait de son discours d’inauguration :

Ce qui est réuni dans l’exposition Musique dégénérée représente le portrait d’un véritable sabbat de sorcières et du bolchevisme culturel artistique et intellectuel le plus frivole, ainsi que du triomphe de la sous-humanité, de l’impudence juive et d’une imbécilisation intellectuelle totale. […] La musique dégénérée est donc, dans le fond, une musique étrangère à l’essence allemande.

L’exposition inclut des musiciens et compositeurs juifs, étrangers ou modernistes dont Paul Hindemith, Alban Berg, Ernst Toch, Hanns Eisler, Igor StravinskyFranz Schreker, Ernst Křenek et Kurt Weill. Certains genres y figurent également, comme le jazz ou le cabaret. C’est en voyant leur nom figurer au sein de l’exposition Entartete Musik que Paul Hindemith et Igor Stravinski prennent acte de leur rejet officiel par le régime, avec lequel ils avaient auparavant entretenu une relation ambivalente.

Entartete Musik et Entartete Kunst sous le IIIe Reich

L’exposition Entartete Musik, qui attire un public relativement nombreux, reflète particulièrement bien les conflits qui opposent, sous le régime nazi, le ministre de la Propagande Joseph Goebbels et l’idéologue Alfred Rosenberg. Si les Journées musicales du Reich sont l’initiative de Goebbels, Entartete Musik est supervisée par Rosenberg. Pour cette raison, elle sera fermée prématurément le 14 juin. Brouillé avec Ziegler depuis 1936, Peter Raabe, président de la Reichsmusikkammer et partisan d’une certaine forme de modernité, refuse de la visiter. La presse elle-même a pour consigne de peu relayer l’événement, tandis qu’elle fournit de nombreux comptes rendus des Journées musicales du Reich. Entartete Musik sera plus tard accueillie à Weimar puis à Vienne.

En 1988, Albrecht Dümling et Peter Girth ont procédé à une reconstitution de l’exposition pour sensibiliser le public aux dangers de politiques culturelles totalitaires. À la suite de cette exposition, à l’initiative de Dümling et en collaboration avec le producteur Michael Haas, la collection Entartete Musik a été créée chez la maison de disques Decca. Elle présente des compositeurs bannis, exilés, déportés et tués dans des camps ou tombés dans l’oubli du fait de leur esthétique non-conforme aux idéaux nazis.

Abaigh McKee (traduit et augmenté par Élise Petit)

Sources

Dümling, Albrecht et Girth, Peter (dir.), Entartete Musik. Dokumentation zur Düsseldorfer Austellung von 1938, cat. expo. « “Entartete Musik”: eine kommentierte Rekonstruktion », 16 janvier-28 février 1988, Düsseldorf, Düsseldorf Symphoniker, 1993.

Etlin, Richard (éd.), Art, Culture and Media under the Third Reich, Chicago, University of Chicago Press.

Levi, Erik, Music in the Third Reich, London, Macmillan, 1994.

Meyer, Michael, The Politics of Music in the Third Reich, New York, Peter Lang, 1993. 

Petit, Élise, Musique et politique en Allemagne, du IIIe Reich à l’aube de la guerre froide, Paris, PUPS, 2018.

Prieberg, Fred, Musik im NS-Staat, Frankfurt/M, Fischer, 1982.  

The Bremen Museum, ‘Entartete Musik.’ www.thebreman.org/Exhibitions/Online-Exhibitions/Entartete-Musik [consulté le19/12/2017]